Loyers commerciaux et crise sanitaire : quel avenir pour les locataires après les arrêts de la Cour de cassation du 30 juin 2022 ?

20 Septembre 2022

Loyers commerciaux et crise sanitaire : quel avenir pour les locataires après les arrêts de la Cour de cassation du 30 juin 2022 ?

Les mesures prises par les pouvoirs publics pendant la crise sanitaire (ordonnance n°2020-317 du 25 mars 2020 et ordonnance n°2020-306 du 15 avril 2020) étant réservées à certaines catégories de locataires et se contentant d’écarter temporairement l’application de certaines sanctions découlant du non-paiement des loyers pendant la période dite « juridiquement protégée », de nombreux locataires commerçants, pour tenter échapper aux poursuites de leurs bailleurs en résiliation de bail pour défaut de paiement des loyers, ont fait appel au droit des contrats.

 

I.  La problématique

Les mesures prises par les pouvoirs publics pendant la crise sanitaire (ordonnance n°2020-317 du 25 mars 2020 et ordonnance n°2020-306 du 15 avril 2020) étant réservées à certaines catégories de locataires et se contentant d’écarter temporairement l’application de certaines sanctions découlant du non-paiement des loyers pendant la période dite « juridiquement protégée », de nombreux locataires commerçants, pour tenter échapper aux poursuites de leurs bailleurs en résiliation de bail pour défaut de paiement des loyers, ont fait appel au droit des contrats.

Les juridictions de première instance et d’appel ont ainsi été saisies, tant en référé qu’au fond,  de moyens tirés de du manquement à l’obligation de délivrance, de la force majeure, de la perte de la chose louée ou encore de la bonne foi contractuelle.

Les juridictions de premières instance et d’appel se sont montrées partagées.

A titre d’exemple à propos du moyen tiré de la perte de la chose louée, la Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 31 mars 2022 (Pôle 1, Chambre 2, RG n°21/16460) a retenu ce moyen au motif que la société locataire n’avait pu « ni jouir de la chose louée, ni en user conformément à sa destination pendant les périodes de fermeture administrative, l’absence de toute faute du bailleur étant indifférente ».

A l’inverse, la Cour d’appel de Versailles avait jugé quelques mois plus tôt (6 mai 2021 n°19/08848) que « l’impossibilité d’exploiter du fait de l’état d’urgence sanitaire s’expliquant par l’activité économique qui y est développée et non par les locaux, la société locataire ne pouvait invoquer une perte partielle de la chose louée ».

Un mois avant la position prise par la Cour de cassation et relatée ci-après, Le Tribunal judiciaire de Paris, par ordonnance de référé du 27 mai 2022, refusait de faire droit à la demande d’acquisition de la clause résolutoire formulée par le bailleur au motif que l’obligation de paiement des loyers était sérieusement contestable, « le preneur pouvant exciper de moyens tirés de l’exception d’inexécution, de la perte de la chose louée, de la force majeure, de l’obligation de bonne foi de renégocier les modalités d’exécution du contrat ou encore de l’imprévision pour contester cette obligation en paiement » (RG n°21/52101).

II.  La position prise par la Cour de cassation

Dans trois arrêts rendus le 30 juin 2022, la 3ème Chambre civile de la Cour de cassation s’est prononcée sur les moyens tirés d’un manquement du bailleur à son obligation de délivrance, de la perte partielle de la chose louée au sens de l’article 1722 du Code civil, de l’incidence de la force majeure  ainsi que de l’obligation de bonne foi dans l’exécution des contrats.

La première décision (n°21-20.190) rejette le pourvoi formée contre une décision de la Cour d’appel de Paris (Pôle 1, Chambre 10) du 3 juin 2021.

Dans cette affaire, la Cour d’appel de Paris avait jugé que le preneur, qui exploitait un supermarché à dominante non-alimentaire, non éligible aux dispositions de l’ordonnance n°2020-316 du 25 mars 2020, ne pouvait obtenir la main levée de la saisie-attribution sur son compte bancaire des sommes dues correspondant à l’intégralité des loyers pour le deuxième trimestre 2020.

En défense, le preneur faisait valoir que « la perte de la chose louée n’est pas uniquement de nature matérielle, qu’ont été assimilés à la destruction de la chose louée la perte économique, la perte partielle et la perte de jouissance momentanée, telle qu’une interdiction administrative d’exploiter ou la fermeture par arrêté administratif d’un centre commercial ou d’un local, que cette perte peut ne pas être définitive ou totale, que la notion de destruction partielle peut couvrir l’hypothèse d’une fermeture administrative entrainant la perte totale de la chose louée, mais momentanée, que la situation résultant du confinement s’analyse en cette perte partielle et justifie la suspension des loyers pendant cette période, suspension qui ne doit pas s’entendre comme un simple report mais comme une dispense de leur paiement. »

Le preneur faisait également valoir l’exception d’inexécution au motif que le bailleur avait manqué objectivement à son obligation de délivrance, même en l’absence de défaut fautif d’exécution ou de force majeure et que ce manquement le dispensait corrélativement de payer le loyer pour la période correspondante.

Le preneur faisait enfin valoir qu’il était dans l’impossibilité de payer son loyer pour une raison de force majeure résidant dans l’impossibilité pour le bailleur de fournir un local exploitable.

La Cour de cassation a rejeté tous ces arguments :

  • elle a considéré que l’interdiction de recevoir du public avait été décidée, selon les catégories d’établissement recevant du public, aux seules fins de garantir la santé publique et que l’effet de cette mesure générale et temporaire, sans lien direct avec la destination contractuelle du local loué, ne pouvait donc être assimilé à la perte de la chose au sens de l’article 1722 du Code civil ;
  • elle a également relevé que les locaux loués avaient bien été mis à la disposition du preneur et que l’impossibilité d’exploiter était le seul fait du législateur, de sorte que le bailleur n’avait pas manqué à son obligation de délivrance ;
  • elle a enfin considéré que le bailleur n’avait pas manqué à son devoir de bonne foi puisqu’il avait proposé de différer le règlement du loyer d’avril 2020 pour le reporter sur le troisième trimestre.

Le deuxième arrêt (n°21-20.127) a été rendu sur pourvoi contre une décision en référé de la Cour d’appel de Grenoble du 1er juillet 2021 (n°20/03802).

Dans cette affaire, il s’agissait d’un bail commercial dans une résidence de tourisme.

La société locataire ayant cessé de payer ses loyers, les bailleurs lui avaient fait délivrer le 13 mars 2020 un commandement de payer, lequel n’avait pas été suivi d’effet.

En première instance, le juge des référés avait débouté les bailleurs de leur demande d’acquisition de la clause résolutoire.

En appel, la société locataire soutenait que les bailleurs avaient été dans l’impossibilité, du fait du confinement, d’assurer leur obligation de délivrance et de jouissance paisible ainsi que prévu à l’article 1719 du Code civil.

La société locataire faisait également valoir que l’impossibilité d’exploiter les lieux loués en raison des dispositions gouvernementales s’analysait en une perte partielle de la chose louée au sens de l’article 1722 du Code civil.

La société locataire invoquait encore la bonne foi contractuelle qui imposait, selon elle, aux bailleurs de ne pas réclamer le paiement des loyers afférents aux périodes durant lesquelles les locaux étaient impropres à leur destination contractuelle.

Ces arguments avaient été rejetés par la cour d’appel.

Devant la Cour de cassation, la société locataire avait repris les moyens tirés du manquement à l’obligation de délivrance et de la perte de la chose louée.

La Cour de cassation les a rejetés en relevant que « la mesure générale et temporaire, est sans lien direct avec la destination contractuelle du local loué » et qu’elle « … ne peut être, d’une part imputable aux bailleurs, de sorte qu’il ne peut leur être reproché un manquement à leur obligation de délivrance, d’autre part assimilée à la perte de la chose au sens de l’article 1722 du Code civil ».

Le troisième arrêt (n°21-19989) rejette le pourvoi formé contre un jugement en dernier ressort du Tribunal de commerce de Bordeaux du 25 mai 2021 qui avait estimé non fondé la demande du locataire en diminution du loyer pour la période de fermeture administrative.

La Cour de cassation réaffirme dans cet arrêt que l’interdiction d’ouverture au public est sans lien direct avec la destination contractuelle du local loué et ne peut être assimilée à la perte de la chose au sens de l’article 1722 du Code civil.

III.  Quelles conséquences peut-on tirer de ces arrêts pour la défense des locataires commerçants ?

Pour les premiers commentateurs, ces arrêts marquent « la fin de partie pour les locataire ».

Si l’argument tiré de la force majeure paraît effectivement périlleux, ceux fondés sur le manquement à l’obligation de délivrance ou encore la perte partielle de la chose louées avaient pourtant reçu l’assentiment d’auteurs renommés.

Quoiqu’il en soit, malgré ces arrêts, il reste toujours pour les locataires, l’argument tiré de la bonne foi contractuelle.

Cette bonne foi s’apprécie par les juges du fond en fonction des faits de chaque espèce.

Tout n’est donc pas complètement perdu pour les locataires de bonne foi…

Paris, le 20 septembre 2022

Aude BOURUET-AUBERTOT